Les procès devant la justice militaire des auteurs
d'exécutions extrajudiciaires présentent de graves lacunes
(Tunis) –
Les efforts de la Tunisie pour faire rendre des comptes en
justice aux auteurs d'exécutions extrajudiciaires, pendant le soulèvement
populaire il y a quatre ans, ont été anéantis par des problèmes juridiques ou
liés à la procédure d'enquête et n'ont pas permis de rendre justice aux
victimes, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. À
l'exception de la peine de prison à perpétuité prononcée par contumace à
l'encontre de l'ex-président Zine El Abidine Ben Ali, qui est toujours en
fuite, le long processus qui s'est déroulé devant des tribunaux militaires n'a
produit que des verdicts cléments, voire des acquittements, pour les personnes
qui étaient accusées d'avoir causé la mort de manifestants.
Ce rapport de 52 pages, intitulé « Une justice défaillante : Lacune des procès pour
les meurtres commis lors du soulèvement en Tunisie », analyse
les efforts déployés par la Tunisie pour traduire en justice les personnes
responsables du recours excessif à la force par la police entre le 17 décembre
2010 et le 14 janvier 2011, quand Ben Ali a abandonné le pouvoir et fui la
Tunisie. Pendant cette période, 132 manifestants ont été tués et des centaines
d'autres ont été blessés. En tout, 53 personnes ont été poursuivies en justice
et jugées à la fin de 2011, dont deux anciens ministres de l'Intérieur et des
fonctionnaires de haut rang de ce ministère. Mais Ben Ali, le principal accusé,
a été jugé par contumace. En raison de lois anciennes que les nouvelles
autorités n'ont pas amendées, les procès se sont déroulés devant des tribunaux
militaires.
« Bien que les autorités tunisiennes doivent être saluées pour avoir
tenté de faire rendre des comptes pour les morts enregistrées parmi les
manifestants, le processus a été entaché de graves lacunes pratiquement du
début à la fin », a déclaré Eric
Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique
du nord à Human Rights Watch. « En conséquence, quatre ans après le
soulèvement populaire, justice n'a toujours pas été faite pour de nombreuses
victimes. »
Le rapport de Human Rights Watch est fondé sur des entretiens approfondis avec
des avocats, des familles de victimes et des membres du système judiciaire
militaire, ainsi que sur une analyse minutieuse de documents de cour, notamment
du jugement de la cour d'appel militaire du 12 janvier 2014.
Les 53 accusés ont comparu devant trois tribunaux militaires de première
instance, dont les jugements ont ensuite été examinés par la cour d'appel
militaire, aux termes d'une loi datant de plusieurs décennies qui dénie aux
tribunaux civils la compétence de statuer dans des procès engagés contre les
forces de sécurité dans certaines situations.
Le processus a été entaché de graves lacunes. Lors de la phase initiale de
l'enquête, l'accusation n'a pas été capable de recueillir d'importants éléments
de preuve. La loi ne contient pas la notion de responsabilité de commandement,
selon laquelle des personnes qui occupent une position de commandement dans le
civil, dans la police ou dans les forces de sécurité, peuvent être tenues
responsables de crimes commis par leurs subordonnés. En outre, un raisonnement
juridique défectueux a conduit la cour d'appel militaire à abaisser au niveau
de la négligence criminelle les chefs d'accusation retenus par les tribunaux de
première instance à l'encontre de responsables de haut niveau, malgré la
gravité des crimes.
Le fait que les autorités se sont abstenues d'insister vigoureusement pour
obtenir l'extradition de Ben Ali d'Arabie saoudite, où il a trouvé refuge, a
également affaibli gravement le processus. Cela a privé les procureurs et les
juges de la possibilité d'interroger le principal accusé et d'examiner son rôle
dans les exécutions extradudiciaires, ainsi que celui d'autres responsables de
haut rang. Malgré quelques réformes effectuées en juillet 2011, le système
judiciaire militaire tunisien demeure sous le contrôle de l'exécutif et ne peut
pas être considéré comme indépendant.
En décembre 2013, des mois après le début des poursuites devant la justice
militaire, l'Assemblée nationale constituante de Tunisie a adopté la Loi
organique relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son
organisation. Cette loi instaure un système global destiné à traiter les
dossiers relatifs aux violations des droits humains commises dans le passé,
comprenant la création d'une Instance de la vérité et de la dignité et de
Chambres spécialisées au sein des tribunaux de première instance, présidées par
des juges qui recevront des formations spécifiques sur la justice transitionnelle
et qui statueront sur les affaires relatives aux violations graves des droits
humains.
La loi de décembre 2013 donne à l'Instance de la vérité et de la dignité le
pouvoir de réexaminer les affaires relatives au soulèvement traitées par les
tribunaux militaires et de les renvoyer devant les Chambres spécialisées pour
un nouveau procès. Ceci crée la possibilité que des accusés qui ont été
acquittés ou ont purgé leur peine soient de nouveau jugés pour les mêmes
crimes.
La réouverture de ces dossiers peut constituer un moyen de corriger les lacunes
apparues dans le processus engagé devant les tribunaux militaires et de rendre
justice aux victimes. Mais la réouverture de procès ne devrait être autorisée
que lorsqu'elle satisfait aux normes internationales concernant les exceptions
acceptables à la règle de l’interdiction de la double incrimination, a souligné
Human Rights Watch. Les réouvertures de procès sont autorisées si de nouveaux
éléments de preuve ont été découverts qui permettent d'engager la responsabilité
pénale d'un individu dans la commission du crime, ou si un réexamen minutieux
des précédents procès a montré qu'ils n'ont pas été menés de manière
indépendante ou impartiale.
Le parlement tunisien devrait amender le code pénal pour y introduire une
disposition sur la notion de responsabilité de commandement, et réduire les
compétences des tribunaux militaires pour en exclure toutes les affaires dans
lesquelles l'accusé ou la victime est un civil, a affirmé Human Rights Watch.
La disposition sur la responsabilité de commandement permettrait d'éviter que
des personnalités politiques ou militaires de haut rang soient exemptées de
devoir répondre de crimes commis par leurs subordonnés.
« Les autorités tunisiennes devraient poursuivre leurs efforts pour
s'assurer que les mécanismes de justice transitionnelle qu'elles mettent en
place fonctionnent de manière indépendante et impartiale et permettent
d'effectuer de réelles enquêtes, de tenir des procès équitables et de rendre la
justice de manière adéquate », a affirmé
Eric Goldstein. 12/01/2015 HRW
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