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mardi 6 janvier 2015

Tunisie : ce serait trop bête que la révolution se fasse écraser par une bagnole pourrie

En Tunisie, Habib Essid, 65 ans, a été choisi pour prendre la tête du gouvernement. L’un des mots en vogue depuis la fuite de Ben Ali est « compétence » – ça justifie le retour des anciennes têtes. Habib Essid a notamment été « compétent » entre 1997 et 2001 en tant que chef de cabinet au ministère de l’Intérieur. En pleine dictature, au cœur même de l’organe de répression numéro 1 du régime.
S’il paraît que les hommes changent, on peut raisonnablement émettre des doutes et craindre le retour des recettes d’antan. Car les élections de 2014 ont permis aux « anciens » de réaliser un triplé. Béji Caïd Essebsi (BCE), 88 ans, a été élu président de la République en décembre et Mohamed Ennaceur occupe désormais la tête de l’Assemblée des représentants du peuple. Deux ex-ministres de Habib Bourguiba, l’inventeur du Code du statut personnel mais aussi de la présidence à vie.

Vigilance plutôt qu’une « compétence » floue

Pour la première fois en quatre ans, je suis un peu pessimiste. J’aimerais vraiment que le mot « Vigilance » supplante « Compétence » dans le lexique politique tunisien.
« Vigilance », parce qu’il suffit de pas grand chose pour réduire les avancées majeures de ces dernières années à une récréation et faire passer la révolution pour une dépravée. Continuer à faire croire aux Tunisiens – et même aux autres – qu’elle est responsable de la crise sécuritaire et économique par exemple, alors que les régimes précédents ont largement contribué à fabriquer des djihadistes et à rincer le pays.
C’est quoi être compétent ? Avoir connu Habib Bourguiba ? Avoir fait de longues études dans les années 50-60-70 ? Il ne s’agit pas de prôner une chasse aux sorcières sans fin, simplement d’établir les responsabilités et de faire des bilans.
Plus de 50 ans de dictature, des milliers de victimes et un pays couvert de bleus : Ben Ali n’a pas fait ça tout seul et avant de se faire des bisous, on aurait pu essayer de comprendre qui a fait quoi. Pour se reconstruire et ne pas reproduire les mêmes erreurs.
Vigilance, parce que j’ai vu des médias locaux reproduire les réflexes d’antan, quand leur job était de mettre la ponctuation sur des communiqués de presse. J’ai vu des journalistes tunisiens loin d’être stupides écrire des stupidités, notamment lors de la campagne présidentielle où ils ont pris fait et cause pour BCE. Leur rôle n’est pas de jouer les groupies. On sait où a mené la culture du messie, du sauveur de la patrie.

La sécurité n’est pas tout

BCE a 88 ans, il ne peut pas faire le coup du CDI. D’ailleurs, lui non plus n’a jamais été un farouche défenseur des libertés et il y a peu de chances pour qu’il ait noté « démocratie » en haut de sa liste des priorités. Qu’est-ce qui peut le contraindre à ne pas vriller ? La vigilance des Tunisiens, qui ont le devoir d’être ambitieux pour eux-mêmes et de se projeter sur le long terme.
La sécurité n’est pas tout. Elle est un préalable à beaucoup de choses, mais une armée mieux équipée ou une police qui fait de nouveau flipper ne résoudront pas les problèmes de fond, ceux qui fabriquent des djihadistes et plombent l’économie. Le clientélisme à tous les niveaux, les inégalités régionales, le niveau d’éducation qui baisse, l’extrême pauvreté...
Vigilance, un mot que ne doivent pas zapper les médias étrangers, qui ne doivent pas tomber dans le panneau d’antan, quand ils relativisaient les dérives complètement dingues de Ben Ali, et considéraient la Tunisie comme une dictature cool, parce qu’elle contenait la menace islamiste. A noter sur un post-it :
  • on peut être anti-islamiste et dangereux ;
  • anti-islamiste n’est pas un programme. La preuve, Ben Ali a passé l’essentiel de son règne à ne rien proposer.
Ce n’est pas parce que ça se passe mieux qu’en Egypte et en Syrie que le boulot est terminé. Au contraire, on entre à peine dans le vif du sujet.
Vigilance pour la classe politique, qui dans son écrasante majorité, n’a pas été à la hauteur. Pendant les élections législatives et présidentielles, elle s’est couchée, contribuant largement au vide des débats. La révolution, c’est relever le niveau d’exigence.
Pour se redresser, la Tunisie a besoin de mesure fortes. Pourtant, on a eu droit à des slogans et des formules creuses, type le « restaurer l’autorité de l’Etat »de BCE. Si c’est pour mettre une rustine ici et là, ça risque de foirer et pas qu’un peu.
Je n’ai pas envie d’écrire un jour « tout ça pour ça ». Ce serait comme un type qui aurait survécu des années seul dans une forêt sombre et dangereuse et qui, le jour où il s’en est sorti, se ferait écraser par une super 5 toute pourrie juste devant chez lui. Ce serait trop bête.
 Ramses Kefi | Rue89  06 01 2015

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